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Washington-Téhéran : une confrontation appelée à durer

Written by Mourad Chabbi, Enseignant chercheur, Grenoble École de Management (GEM)

L’embargo sur les armes imposé par le Conseil de Sécurité des Nations unies (CSNU) à Téhéran en 2007, suite à un intense lobbying de la part de l’administration Bush, a officiellement expiré le 18 octobre dernier. La ratification en 2015 du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) prévoyait une levée graduelle des sanctions à destination de Téhéran (résolution 2231 du CSNU), en échange d’une limitation du programme nucléaire iranien et d’un contrôle poussé exercé sur ce programme. Si les États-Unis, sous l’administration Obama, ont ratifié cet accord, l’administration Trump, quant à elle, a décidé de manière unilatérale de s’en retirer le 8 mai 2018 dernier.

L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), chargée de la supervision de l’accord, a eu beau déclarer à de nombreuses reprises que Téhéran respectait pleinement les termes du JCPOA, les États-Unis se sont arc-boutés sur une ligne intransigeante. Une posture qui s’explique en bonne partie par la forte influence, au sein de l’administration Trump, des évangéliques comme le vice-président Mike Pence et le secrétaire d’État Mike Pompeo. Pour le président Trump, appuyé par les conservateurs américains ainsi que par certains de ses principaux alliés moyen-orientaux (Israël et plusieurs pétromonarchies du Golfe), la remise en cause unilatérale du JCPOA fait suite aux «manquements graves» de Téhéran et à ses «visées hégémoniques» sur le Moyen-Orient. À la suite de leur retrait, les États-Unis ont immédiatement rétabli les sanctions levées en 2015 puis ont initié un renforcement graduel des sanctions.

Souveraineté versus extraterritorialité américaine

Si la souveraineté caractérise l’État en droit international depuis que les Traités de Westphalie en ont posé le principe en 1648, il en va, dans la réalité bien autrement. L’extraterritorialité, qui par essence porte clairement atteinte à la souveraineté des États, est devenue, pour les États-Unis, une manière classique de gérer les affaires du monde. L’extraterritorialité du droit américain, qui permet à Washington de promulguer des sanctions à l’encontre de toute personne physique ou morale commerçant avec Téhéran, a contribué à fragiliser un accord pourtant international.

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Le FCPA (Foreign Corrupt Practices Act), qui a été édicté en 1977 après la célèbre affaire du Watergate, est devenu, suite à une modification et à un vote du Congrès en 1998, une loi extraterritoriale. Concrètement, cela signifie que le FCPA peut désormais s’appliquer à l’ensemble des sociétés étrangères dans le monde. Les États-Unis s’autorisent ainsi à poursuivre toute personne ou société qui conclut un contrat en monnaie américaine (dollars) ou qui utilise un service appartenant à des sociétés américaines, qu’il s’agisse de mail (via Google, Gmail, Hotmail…), de cloud (stockage aux États-Unis) ou de transit (via des serveurs américains…). Étant donné la domination des GAFAM dans le domaine numérique à l’international, le FCPA est l’arme imparable des États-Unis dans l’application d’une politique extraterritoriale agressive et un fabuleux outil d’ingérence et de guerre économique.

Depuis l’instauration de sanctions américaines à destination de Téhéran, les entreprises européennes ont dû payer, en l’espace d’une dizaine d’années, plus de 40 milliards de dollars d’amendes aux États-Unis. Téhéran a pour sa part saisi la Cour internationale de Justice (CIJ) dès l’établissement des nouveaux embargos, mais Washington récuse la compétence de la CIJ, et cette dernière n’a aucun moyen de faire appliquer des décisions allant dans le sens de Téhéran.

Sur le terrain, et en dépit de l’opposition de nombreux autres États signataires (pays de l’UE, Chine, Russie), le président Trump a mis fin, le 2 mai 2019, à une dérogation permettant à plusieurs États (Chine, Inde, Turquie, Japon, Corée du Sud, Taïwan, Italie et Grèce) d’importer une certaine quantité de brut iranien. En riposte à ces nouvelles sanctions, Téhéran a décidé de mettre fin à la limitation des 300 kg d’uranium enrichi à 3,67 % autorisés dans le cadre de l’accord de 2015, tout en menaçant les signataires de l’accord de relancer son projet de réacteur à eau lourde à Arak si les États parties à l’accord ne l’aident pas à contourner les sanctions. La France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont bien cherché à réagir en créant un nouvel outil, l’INSTEX, mais celui-ci a fait long feu, donnant à Téhéran l’impression que les Européens avaient basculé du côté américain.

Le 3 janvier 2020, l’assassinat en Irak du puissant général Soleimani et d’Abou Mehdi Al-Mouhandis, numéro deux de la milice irakienne (pro-iranienne) Hashed, par un drone américain en violation complète du droit international, a poussé Téhéran à s’éloigner encore davantage des conditions de l’accord de 2015.

En réponse à cet assassinat, Téhéran a entrepris de s’affranchir de la limitation sur l’enrichissement d’uranium, a lancé le 8 janvier 2020 des frappes, très précises, de missiles balistiques sur deux bases américaines en Irak (Al-Assad et Erbil), sans faire officiellement de victimes américaines, et a présenté, via ses médias, une nouvelle génération de centrifugeuses.

L’arrivée à échéance de l’embargo international sur les armes visant Téhéran a poussé les États-Unis à activer une procédure controversée (snapback) le 21 août 2020 dernier. Cette procédure a été critiquée et rejetée de manière catégorique par l’ensemble des signataires de l’accord JCPOA ainsi que par 13 des 15 membres du Conseil de Sécurité de l’ONU (5 permanents et 10 élus pour 2 années). Il va sans dire qu’en s’étant auto-exclu de l’accord JCPOA en 2018, Washington ne pouvait espérer autre chose qu’un refus clair de sa prorogation de l’embargo sur les armes à destination de Téhéran.

Plus récemment, le 8 octobre 2020, des sanctions contre les 18 principales banques iraniennes ont été prises, fragilisant plus encore une économie iranienne moribonde. Cette mesure, réclamée par les faucons anti-Iran au sein de l’administration Trump, est censée isoler Téhéran du secteur financier international. En réduisant ainsi la possibilité pour l’Iran d’acquérir des biens «humanitaires» comme «non humanitaires» sur le marché international, et en menaçant tout État ou entreprise qui échangerait avec Téhéran de se voir interdire l’accès au marché économique et financier américain, les États-Unis espèrent contraindre la République islamique à renégocier les termes de l’accord portant sur son programme nucléaire, en échange d’un allégement des sanctions économiques.

Réarmement iranien : Pékin et Moscou dans le collimateur américain

La levée de l’embargo sur les armes et équipements militaires lourds à destination de Téhéran en application de la résolution 2231 du CSNU va permettre à Téhéran d’acheter des armes pour ses besoins «défensifs».

Le terme «défensifs» pose problème car, dans un système international non régulé, les États ne comptent que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité, et déduisent les intentions de leurs voisins des capacités dont ceux-ci se dotent. Or, quand il est impossible de distinguer les capacités offensives des défensives, et en l’absence de signes clairs témoignant d’une intention non expansionniste d’un potentiel rival, les États procèdent logiquement à des évaluations pessimistes sur la base des hypothèses les plus défavorables. Ainsi, le renouvellement éventuel du parc de chasseurs iraniens pourrait être perçu comme un achat d’armes défensives si ces derniers se destinent à l’interception de chasseurs hostiles, mais considérés comme «offensives» si ces mêmes chasseurs disposent d’une capacité multirôle, et donc d’attaque de cibles terrestres. Nombre de chasseurs modernes chinois (Chengdu J-10 et PAC/Chengdu JF-17 (sino-pakistanais)) et russes (Sukhoi Su-30, Su-35 et Mikoyan Mig-35), candidats à un remplacement de la flotte actuelle iranienne, répondent donc à ces caractéristiques dites offensives.

L’immixtion de Téhéran dans le marché des armes ne va pas initier une nouvelle course aux armements au Moyen-Orient, tout simplement parce que celle-ci existe déjà. Sur la période 2015-2019, les ventes d’armes dans la région (hors Iran) ont augmenté de 61 % et représentent 35 % du total des importations mondiales. Les États-Unis, premier fournisseur du Moyen-Orient avec 36 % du total des ventes, ont inondé Israël et les monarchies du Golfe en systèmes d’armes sophistiqués; initiant ainsi un véritable gap technologique avec Téhéran.

Pour rappel, Téhéran ne dispose pas d’une force aérienne moderne capable de dissuader ses potentiels voisins immédiats. Son système de défense antiaérien est composé de systèmes locaux, plus ou moins modernes, de systèmes russes modernisés (SA-5/6/9/11/15) ou connus (S-300) de ses ennemis potentiels. Ses chasseurs datent pour la plupart des années 1970 et 1980 et ont connu la guerre Iran-Irak (F-4/F-5/F-14 américains et J-7 chinois) ; certains autres, les plus récents, datent du début des années 1990 (Sukhoi su-24 et Mig-29).

Le remplacement de tout ou partie des armements obsolètes iraniens représente cependant un coût important, et Téhéran est actuellement confronté à des sanctions économiques lourdes qui obèrent ses capacités à renouveler son armement. Si la République islamique est en manque de liquidité, elle n’est cependant pas en manque de ressources pétrolières et gazières qui intéressent au plus haut point les puissances extérieures, la Chine notamment.

L’impact des sanctions économiques est fortement ressenti en Iran, et le renforcement de ces mêmes sanctions a fortement contribué à rapprocher Téhéran de Pékin. En signant un accord «secret» de 25 ans, fin août 2020, qui impliquerait un investissement chinois de 400 milliards de dollars (280 milliards pour le secteur de l’énergie et 120 milliards pour ses infrastructures de transport et industrielles) contre du pétrole, du gaz à faible coût (-32 %) ainsi que des concessions, Téhéran se «jetterait» dans les bras de Pékin en contrepartie d’un renflouement de ses caisses. Si les détails de l’accord n’ont pas été divulgués, ce texte suscite cependant l’opposition d’une part importante de la population iranienne.

Par ailleurs, si certaines entreprises de défense chinoises (Chengdu Aircraft Corporation pour le chasseur J-10 et CPMIEC ((China Precision Machinery Import-Export Corporation) pour le système antiaérien HQ-9) peuvent voir dans le rééquipement iranien une opportunité importante, les menaces américaines de sanctions et les éventuels impacts sur les relations avec d’autres pays arabes du Golfe ne sont pas à négliger.

Côté russe, si les médias font état de l’intérêt iranien pour nombre de systèmes d’armes russes (sous-marins, chars T-90, chasseurs Shukoi Su30 et Mikoyan Mig-35…), la menace du CAATSA (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act), qui prévoit des sanctions à l’égard des États désirant se doter de matériel militaire russe n’est pas à prendre à la légère. En 2017, cette loi est devenue une loi fédérale qui ambitionne de sanctionner tout État qui conclut des accords significatifs avec le secteur de la défense russe. Tout comme l’extraterritorialité, cette arme du CAATSA est à géométrie variable, car l’Égypte, qui a pourtant fait l’acquisition de chasseurs Su-35SE en 2019 (début de livraison en 2020), n’a pas été sanctionnée alors que la Turquie, qui a acheté des batteries antiaériennes S-400 Triumph (accord signé en 2017 et début de livraison en 2019) vient récemment de l’être. La non-application systématique s’explique également par des facteurs internes propres à l’administration américaine.

Face à ces menaces permanentes de sanctions, des officiels iraniens ont indiqué que Téhéran pourrait exporter des matériels fabriqués localement. Si exporter des armes peut donner à Téhéran un souffle économique réel, les sanctions économiques guettent et Washington pourrait être amené à agir de manière unilatérale en inspectant les navires soupçonnés de transporter ces systèmes d’armes exportés, ce que la présence navale américaine dans l’ensemble des océans et mers du globe lui permettra de faire.

Et maintenant ?

Le mandat du président Trump va s’achever sans avancée notable sur le front du dossier iranien. Ce n’est cependant pas faute d’avoir tenté, par la manière forte, de faire plier la République islamique.

Si Joe Biden a dit souhaiter un retour à l’accord de 2015, il semble de plus en plus évident que les États-Unis, appuyés par les Européens, entendent obtenir, en contrepartie, l’inclusion du programme balistique iranien dans l’accord. Il faut dire que Téhéran est parvenu en avril 2020, avec l’envoi de son lanceur spatial Qased SLV, à développer un moteur solide, le Salman (étage 3), utilisant des technologies très sophistiquées, ce qui représente un grand pas vers le développement d’un missile balistique intercontinental.

L’Iran, pour sa part, a également fait part de sa volonté de revenir à l’accord de 2015, s’engageant à respecter l’ensemble de ses obligations, dès lors que les États-Unis auront de nouveau réintégré l’accord nominal. Cette proposition doit être comprise comme une volonté de ne pas se laisser imposer de nouveaux ajouts à un accord qui, en 2015 déjà, avait profondément scindé la classe politique iranienne. En résumé, une fois le départ de Donald Trump effectif, le bras de fer Washington-Téhéran se poursuivra…


Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie le 30 septembre et le 1er octobre 2021 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du Forum mondial Normandie pour la Paix.

The Conversation

Mourad Chabbi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.

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